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Réification des écoles d’art

— Gregory Chatonsky (2015)

Post sur le blog de Gregory Chatonsky (http://chatonsky.net/flux/?p=5561)

20 décembre 2015

Toute structure porte en elle une tendance vers la réification : avec le temps, elle devient son propre objet et poursuit alors comme but de s’autoconserver coûte que coûte. Cette autoconservation rentre parfois en conflit avec le but initial et avoué de la structure. Ainsi, tout se passe comme si la structure devait choisir entre sa conservation et son rôle.

On comprend bien comment on passe progressivement d’un objectif à une autoconservation qui lui est contradictoire, car cette dernière semble être le moyen du premier, pour lentement s’en détacher. Ceci fut particulièrement visible pendant la révolution bolchévique. La forme la plus fréquente de cette autotélie des structures est la bureaucratie dans laquelle ce qui constitue le moyen (interne) et la fin (externe) s’inversent. Cette inversion de l’intérieur et de l’extérieur est l’une des forces majeures des structures humaines.

Les écoles d’art en sont un exemple. On peut en analyser les ressorts profonds, on parvient souvent au même résultat : la production de bons élèves au détriment de l’individuation d’artistes conséquents. On renverse encore l’interne et l’externe. Les bons élèves correspondent aux normes de la structure tandis que les artistes à venir défient ces structures. L’académisme consiste précisément à produire ces bons élèves, puisque du fait du réseau et de la reconnaissance de l’école ils seront confirmés dans leur rôle d’artistes en dehors de l’école. La production des élèves est performative et auto-réalisatrice. Il s’agit de comprendre comment cette normalisation est à l’œuvre dans des lieux en apparence peu normatifs tels que les écoles d’art, non parce qu’elle est idéologique, mais purement structurelle et formelle.

Il y a d’une part, le caractère bureaucratique d’une école qui semble être un moyen nécessaire pour gérer les différentes causalités qui s’y développent. Il faut bien un certain ordre et certaines normes pour qu’une école ne s’effondre par sur elle-même. Cette bureaucratie est comme le surmoi de l’école puisque chacun doit s’y conformer et s’y soumettre : l’administration comme le directeur, les enseignants comme les élèves. Même si beaucoup semble d’accord pour penser que cette bureaucratisation est excessive, chacun s’y adapte, car ceci permet de garantir le sérieux de la méthode. La bureaucratie est le formalisme de l’école, une plate-forme grâce à laquelle chacun peut échanger des informations selon un ordre régulier. Comme souvent la domination est impersonnelle et prend la forme du droit (Derrida).

Il y a ensuite le statut social et économique des enseignants. Si on propose ici une analyse des relations de pouvoir, il ne faudrait pas croire que le profil des professeurs est identique, beaucoup mène plusieurs carrières en parallèle. On peut toutefois souligner que lorsque Jean-Marc Bustamante défend, lors de sa prise de fonction comme directeur de l’ENSBA où il tentait de se distinguer de son prédécesseur, la position suivant laquelle l’artiste doit être extérieur au marché, il ne peut le faire, il ne peut le prononcer que parce qu’il a une certaine posture et autorité. Il peut tenir une telle affirmation parce qu’il a un salaire régulier, ce qui est une situation assez rare pour les artistes. On comprend bien comment, de façon inévitable, les enseignants tirant leurs revenus d’une activité extra-artistique, ont tendance par mimétisme autoréférentiel à projeter dans les étudiants cette structure de survie, et par là même à sous-estimer le statut standard de l’artiste contemporain. En sous-estimant les motifs économiques, souvent par inexpérience et par simple ignorance (rien de plus amusant que d’entendre certains enseignants hors-marché fantasmer positivement on négativement le marché de l’art), beaucoup d’enseignants tentent de reproduire leurs schèmes sur les étudiants et par une telle projection de capturer l’autorité qui en art fait défaut. Ils deviennent le modèle qu’ils enseignent et c’est justement cela qui leur donne autorité d’enseigner. Mais porter l’enseignement des arts à la limite de ses compétences, penser l’étudiant comme une extériorité absolue de laquelle peut advenir une anomie esthétique inanticipable, c’est ce que l’école d’art ne peut prendre en charge, non pas accidentellement, mais structurellement.

Certains débats ces dernières années dans les écoles d’art françaises qui ne semblaient pas vouloir perdre leur singularité et se soumettre ni à la forme du doctorat ni à celle de la recherche-création, ne sont-ils pas l’avatar de cette réification? N’y a-t-il pas, au-delà des bonnes intentions affichées, une ressemblance entre l’autoréférencialité moderne (la conquête de la souveraineté du médium artistique) qui reste encore dominante et la bureaucratisation du libéralisme? Une incapacité à sortir vers le dehors parce qu’on considère toujours celui-ci comme un ennemi.

Malgré l’apparence grise de notre époque dans laquelle tout semble se valoir, il faut se souvenir qu’une école ne peut être autre chose qu’une académie. Elle peut bien sûr, à de rares moments, être un lieu d’expérimentation, mais comme une anomalie interruptive par rapport à son fonctionnement normal.

Du fait de la réification structurelle des écoles d’art, il est sans doute absurde de désirer qu’elles soient autre chose qu’un pouvoir du négatif dont peut-être les artistes à venir ont dès aujourd’hui besoin pour s’individuer. Toutefois, il peut y avoir des moments, des suspends pendant lesquels quelque chose comme une école, fut-ce de façon temporaire, excède sa norme. Le Black Mountain College en reste sans doute le paradigme. Cela ne peut se faire qu’à l’occasion d’une crise, c’est-à-dire d’une critique. L’école est alors en faillite, elle est vidée d’enseignants, ne restent plus que des élèves qui n’en sont déjà plus.