Ensuite ils ont vieilli from Louis Sé (ou S.Louis) on Vimeo.

 

Ce répondeur ne prend pas de messages

 

https://www.cultureunplugged.com/documentary/watch-online/play/522/Bodhivriksha

 

 

 

J’exhibai ma carte senior

Sous les yeux goguenards des porcs

Qui partirent d’un rire obscène

Vers ma silhouette de sirène”

Les vieux sont jetés aux orties

A l’asile aux châteaux d’oubli

Voici ce qui m’attend demain

Si jamais je perds mon chemin”

“je suis vieille et je vous encule”

 

Flaubert, lettre à Louise Colet, 1846

 

 

Camus, L’envers et l’endroit : L’IRONIE

Il y a deux ans, j’ai connu une vieille femme. Elle souffrait d’une maladie dont elle avait bien cru mourir. Tout son côté droit avait été paralysé. Elle n’avait qu’une moitié d’elle en ce monde quand l’autre lui était déjà étrangère. Petite vieille remuante et bavarde, on l’avait réduite au silence et à l’immobilité. Seule de longues journées, illettrée, peu sensible, sa vie entière se ramenait à Dieu. Elle croyait en lui. Et la preuve est qu’elle avait un chapelet, un christ de plomb et, en stuc, un saint Joseph portant l’Enfant. Elle doutait que sa maladie fût incurable, mais l’affirmait pour qu’on s’intéressât à elle, s’en remettant du reste au Dieu qu’elle aimait si mal.

Ce jour-là, quelqu’un s’intéressait à elle. C’était un jeune homme. (Il croyait qu’il y avait une vérité et savait par ailleurs que cette femme allait mourir, sans s’inquiéter de résoudre cette contradiction.) Il avait pris un véritable intérêt à l’ennui de la vieille femme. Cela, elle l’avait bien senti. Et cet intérêt était une aubaine inespérée pour la malade. Elle lui disait ses peines avec animation : elle était au bout de son rouleau, et il faut bien laisser la place aux jeunes. Si elle s’ennuyait ? Cela était sûr. On ne lui parlait pas. Elle était dans son coin, comme un chien. Il valait mieux en finir. Parce qu’elle aimait mieux mourir que d’être à la charge de quelqu’un.

 

Sa voix était devenue querelleuse. C’était une voix de marché, de marchandage. Pourtant, ce jeune homme comprenait. Il était d’avis cependant qu’il valait mieux être à la charge des autres que mourir. Mais cela ne prouvait qu’une chose : que, sans doute, il n’avait jamais été à la charge de personne. Et précisément il disait à la vieille femme – parce qu’il avait vu le chapelet : « Il vous reste le bon Dieu. » C’était vrai. Mais même à cet égard, on l’ennuyait encore. S’il lui arrivait de rester un long moment en prière, si son regard se perdait dans quelque motif de la tapisserie, sa fille disait : « La voilà encore qui prie ! – Qu’est-ce que ça peut te faire ? disait la malade. – Ça ne me fait rien, mais ça m’énerve à la fin. » Et la vieille se taisait, en attachant sur sa fille un long regard chargé de reproches.

Le jeune homme écoutait tout cela avec une immense peine inconnue qui le gênait dans la poitrine. Et la vieille disait encore : « Elle verra bien quand elle sera vieille. Elle aussi en aura besoin ! »

On sentait cette vieille femme libérée de tout, sauf de Dieu, livrée tout entière à ce mal dernier, vertueuse par nécessité, persuadée trop aisément que ce qui lui restait était le seul bien digne d’amour, plongée enfin, et sans retour, dans la misère de l’homme en Dieu. Mais que l’espoir de vie renaisse et Dieu n’est pas de force contre les intérêts de l’homme.

On s’était mis à table. Le jeune homme avait été invité au dîner. La vieille ne mangeait pas, parce que les aliments sont lourds le soir. Elle était restée dans son coin, derrière le dos de celui qui l’avait écoutée. Et de se sentir observé, celui-ci mangeait mal. Cependant, le dîner avançait. Pour prolonger cette réunion, on décida d’aller au cinéma. On passait justement un film gai. Le jeune homme avait étourdiment accepté, sans penser à l’être qui continuait d’exister dans son dos.

Les convives s’étaient levés pour aller se laver les mains, avant de sortir. Il n’était pas question, évidemment, que la vieille femme vînt aussi. Quand elle n’aurait pas été impotente, son ignorance l’aurait empêchée de comprendre le film. Elle disait ne pas aimer le cinéma. Au vrai, elle ne comprenait pas. Elle était dans son coin, d’ailleurs, et prenait un grand intérêt vide aux grains de son chapelet. Elle mettait en lui toute sa confiance. Les trois objets qu’elle conservait marquaient pour elle le point matériel où commençait le divin. À partir du chapelet, du christ ou du saint Joseph, derrière eux s’ouvrait un grand noir profond où elle plaçait tout son espoir.

Tout le monde était prêt. On s’approchait de la vieille femme pour l’embrasser et lui souhaiter un bon soir. Elle avait déjà compris et serrait avec force son chapelet. Mais il paraissait bien que ce geste pouvait être autant de désespoir que de ferveur. On l’avait embrassée. Il ne restait que le jeune homme. Il avait serré la main de la femme avec affection et se retournait déjà. Mais l’autre voyait partir celui qui s’était intéressé à elle. Elle ne voulait pas être seule. Elle sentait déjà l’horreur de sa solitude, l’insomnie prolongée, le tête-à-tête décevant avec Dieu. Elle avait peur, ne se reposait plus qu’en l’homme, et se rattachant au seul être qui lui eût marqué de l’intérêt, ne lâchait pas sa main, la serrait, le remerciant maladroitement pour justifier cette insistance. Le jeune homme était gêné. Déjà, les autres se retournaient pour l’inviter à plus de hâte. Le spectacle commençait à neuf heures et il valait mieux arriver un peu tôt pour ne pas attendre au guichet.

Lui se sentait placé devant le plus affreux malheur qu’il eût encore connu : celui d’une vieille femme infirme qu’on abandonne pour aller au cinéma. Il voulait partir et se dérober, ne voulait pas savoir, essayait de retirer sa main. Une seconde durant, il eut une haine féroce pour cette vieille femme et pensa la gifler à toute volée.

Il put enfin se retirer et partir pendant que la malade, à demi soulevée dans son fauteuil, voyait avec horreur s’évanouir la seule certitude en laquelle elle eût pu reposer. Rien ne la protégeait maintenant. Et livrée tout entière à la pensée de sa mort, elle ne savait pas exactement ce qui l’effrayait, mais sentait qu’elle ne voulait pas être seule. Dieu ne lui servait de rien, qu’à l’ôter aux hommes et à la rendre seule. Elle ne voulait pas quitter les hommes. C’est pour cela qu’elle se mit à pleurer.

Les autres étaient déjà dans la rue. Un tenace remords travaillait le jeune homme. Il leva les yeux vers la fenêtre éclairée, gros œil mort dans la maison silencieuse. L’œil se ferma. La fille de la vieille femme malade dit au jeune homme : « Elle éteint toujours la lumière quand elle est seule. Elle aime rester dans le noir. »

Ce vieillard triomphait, rapprochait les sourcils, secouait un index sentencieux. Il disait : « Moi, mon père me donnait cinq francs sur ma semaine pour m’amuser jusqu’au samedi d’après. Eh bien, je trouvais encore le moyen de mettre des sous de côté. D’abord, pour aller voir ma fiancée, je faisais en pleine campagne quatre kilomètres pour aller et quatre kilomètres pour revenir. Allez, allez, c’est moi qui vous le dis, la jeunesse d’aujourd’hui ne sait plus s’amuser. » Ils étaient autour d’une table ronde, trois jeunes, lui vieux. Il contait ses pauvres aventures : des niaiseries mises très haut, des lassitudes qu’il célébrait comme des victoires. Il ne ménageait pas de silences dans son récit, et, pressé de tout dire avant d’être quitté, il retenait de son passé ce qu’il pensait propre à toucher ses auditeurs. Se faire écouter était son seul vice : il se refusait à voir l’ironie des regards et la brusquerie moqueuse dont on l’accablait. Il était pour eux le vieillard dont on sait que tout allait bien de son temps, quand il croyait être l’aïeul respecté dont l’expérience fait poids. Les jeunes ne savent pas que l’expérience est une défaite et qu’il faut tout perdre pour savoir un peu. Lui avait souffert. Il n’en disait rien. Ça fait mieux de paraître heureux. Et puis, s’il avait tort en cela, il se serait trompé plus lourdement en voulant au contraire toucher par ses malheurs. Qu’importent les souffrances d’un vieil homme quand la vie vous occupe tout entier ? Il parlait, parlait, s’égarait avec délices dans la grisaille de sa voix assourdie. Mais cela ne pouvait durer. Son plaisir commandait une fin et l’attention de ses auditeurs déclinait. Il n’était même plus amusant ; il était vieux. Et les jeunes aiment le billard et les cartes qui ne ressemblent pas au travail imbécile de chaque jour.

Il fut bientôt seul, malgré ses efforts et ses mensonges pour rendre son récit plus attrayant. Sans égards, les jeunes étaient partis. De nouveau seul. N’être plus écouté : c’est cela qui est terrible lorsqu’on est vieux. On le condamnait au silence et à la solitude. On lui signifiait qu’il allait bientôt mourir. Et un vieil homme qui va mourir est inutile, même gênant et insidieux. Qu’il s’en aille. À défaut, qu’il se taise : c’est le moindre des égards. Et lui souffre parce qu’il ne peut se taire sans penser qu’il est vieux. Il se leva pourtant et partit en souriant à tout le monde autour de lui. Mais il ne rencontra que des visages indifférents ou secoués d’une gaîté à laquelle il n’avait pas le droit de participer. Un homme riait : « Elle est vieille, je dis pas, mais des fois, c’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes. » Un autre déjà plus grave : « Nous autres, on n’est pas riche, mais on mange bien. Tu vois mon petit-fils, plus que son père il mange. Son père, il lui faut une livre de pain, lui un kilog il lui faut ! Et vas-y le saucisson, vas-y le camembert. Des fois qu’il a fini, il dit : « Han ! Han ! » et il mange encore. » Le vieux s’éloigna. Et de son pas lent, un petit pas d’âne au labeur, il parcourut les longs trottoirs chargés d’hommes. Il se sentait mal et ne voulait pas rentrer. D’habitude, il aimait assez retrouver la table et la lampe à pétrole, les assiettes où, machinalement, ses doigts trouvaient leur place. Il aimait encore le souper silencieux, la vieille assise devant lui, les bouchées longuement mâchées, le cerveau vide, les yeux fixés et morts. Ce soir, il rentrerait plus tard. Le souper servi et froid, la vieille serait couchée, sans inquiétude puisqu’elle connaissait ses retards imprévus. Elle disait : « Il a la lune » et tout était dit.

Il allait maintenant, dans le doux entêtement de son pas. Il était seul et vieux. À la fin d’une vie, la vieillesse revient en nausées. Tout aboutit à ne plus être écouté. Il marche, tourne au coin d’une rue, bute et, presque, tombe. Je l’ai vu. C’est ridicule, mais qu’y faire. Malgré tout, il aime mieux la rue, la rue plutôt que ces heures où, chez lui, la fièvre lui masque la vieille et l’isole dans sa chambre. Alors, quelquefois, la porte s’ouvre lentement et reste à demi béante pendant un instant. Un homme entre. Il est habillé de clair. Il s’assied en face du vieillard et se tait pendant de longues minutes. Il est immobile, comme la porte tout à l’heure béante. De temps en temps, il passe une main sur ses cheveux et soupire doucement. Quand il a longtemps regardé le vieil homme du même regard lourd de tristesse, il s’en va, silencieusement. Derrière lui, un bruit sec tombe du loquet et le vieux reste là, horrifié, avec, dans le ventre, sa peur acide et douloureuse. Tandis que dans la rue, il n’est pas seul, si peu de monde qu’on rencontre. Sa fièvre chante. Son petit pas se presse : demain tout changera, demain. Soudain il découvre ceci que demain sera semblable, et après-demain, tous les autres jours. Et cette irrémédiable découverte l’écrase. Ce sont de pareilles idées qui vous font mourir. Pour ne pouvoir les supporter, on se tue – ou si l’on est jeune, on en fait des phrases.

Vieux, fou, ivre, on ne sait. Sa fin sera une digne fin, sanglotante, admirable. Il mourra en beauté, je veux dire en souffrant. Ça lui fera une consolation. Et d’ailleurs où aller : il est vieux pour jamais. Les hommes bâtissent sur la vieillesse à venir. À cette vieillesse assaillie d’irrémédiables, ils veulent donner 1’oisiveté qui les laisse sans défense. Ils veulent être contremaître pour se retirer dans une petite villa. Mais une fois enfoncés dans l’âge, ils savent bien que c’est faux. Ils ont besoin des autres hommes pour se protéger. Et pour lui, il fallait qu’on l’écoutât pour qu’il crût à sa vie. Maintenant, les rues étaient plus noires et moins peuplées. Des voix passaient encore. Dans l’étrange apaisement du soir, elles devenaient plus solennelles. Derrière les collines qui encerclaient la ville, il y avait encore des lueurs de jour. Une fumée, imposante, on ne sait d’où venue, apparut derrière les crêtes boisées. Lente, elle s’éleva et s’étagea comme un sapin. Le vieux ferma les yeux. Devant la vie qui emportait les grondements de la ville et le sourire niais indifférent du ciel, il était seul, désemparé, nu, mort déjà.

Est-il nécessaire de décrire le revers de cette belle médaille ? On se doute que dans une pièce sale et obscure la vieille servait la table – que le dîner prêt, elle s’assit, regarda l’heure, attendit encore, et se mit a manger avec appétit. Elle pensait : « Il a la lune. » Tout était dit.

Ils vivaient à cinq : la grand-mère, son fils cadet, sa fille aînée et les deux enfants de cette dernière. Le fils était presque muet ; la fille, infirme, pensait difficilement, et, des deux enfants, l’un travaillait déjà dans une compagnie d’assurances quand le plus jeune poursuivait ses études. À soixante-dix ans, la grand-mère dominait encore tout ce monde. Au-dessus de son lit, on pouvait voir d’elle un portrait où, plus jeune de cinq ans, toute droite dans une robe noire fermée au cou par un médaillon, sans une ride, avec d’immenses yeux clairs et froids, elle avait ce port de reine qu’elle ne résigna qu’avec l’âge et qu’elle tentait parfois de retrouver dans la rue.

C’est à ces yeux claire que son petit-fils devait un souvenir dont il rougissait encore. La vieille femme attendait qu’il y eût des visites pour lui demander en le fixant sévèrement : « Qui préfères-tu, ta mère ou ta grand-mère ? » Le jeu se corsait quand la fille elle-même était présente. Car, dans tous les cas, l’enfant répondait : « Ma grand-mère », avec, dans son cœur, un grand élan d’amour pour cette mère qui se taisait toujours. Ou alors, lorsque les visiteurs s’étonnaient de cette préférence, la mère disait : « C’est que c’est elle qui l’a élevé. »

C’est aussi que la vieille femme croyait que l’amour est une chose qu’on exige. Elle tirait de sa conscience de bonne mère de famille une sorte de rigidité et d’intolérance. Elle n’avait jamais trompé son mari et lui avait fait neuf enfants. Après sa mort, elle avait élevé sa petite famille avec énergie. Partis de leur ferme de banlieue, ils avaient échoué dans un vieux quartier pauvre qu’ils habitaient depuis longtemps.

Et certes, cette femme ne manquait pas de qualités. Mais, pour ses petits-fils qui étaient à l’âge des jugements absolus, elle n’était qu’une comédienne. Ils tenaient ainsi d’un de leurs oncles une histoire significative. Ce dernier, venant rendre visite à sa belle-mère, l’avait aperçue, inactive, à la fenêtre. Mais elle l’avait reçu un chiffon à la main, et s’était excusée de continuer son travail à cause du peu de temps que lui laissaient les soins du ménage. Et il faut bien avouer que tout était ainsi. C’est avec beaucoup de facilité qu’elle s’évanouissait au sortir d’une discussion de famille. Elle souffrait aussi de vomissements pénibles dus à une affection du foie. Mais elle n’apportait aucune discrétion dans l’exercice de sa maladie. Loin de s’isoler, elle vomissait avec fracas dans le bidon d’ordures de la cuisine. Et revenue parmi les siens, pâle, les yeux pleins de larmes d’effort, si on la suppliait de se coucher, elle rappelait la cuisine qu’elle avait à faire et la place qu’elle tenait dans la direction de la maison : « C’est moi qui fais tout ici. » Et encore : « Qu’est-ce que vous deviendriez si je disparaissais ! »

Les enfants s’habituèrent à ne pas tenir compte de ses vomissements, de ses « attaques » comme elle disait, ni de ses plaintes. Elle s’alita un jour et réclama le médecin. On le fit venir pour lui complaire. Le premier jour, il décela un simple malaise, le deuxième un cancer du foie, et le troisième, un ictère grave. Mais le plus jeune des deux enfants s’entêtait à ne voir là qu’une nouvelle comédie, une simulation plus raffinée. Il n’était pas inquiet. Cette femme l’avait trop opprimé pour que ses premières vues puissent être pessimistes. Et il y a une sorte de courage désespéré dans la lucidité et le refus d’aimer. Mais à jouer la maladie, on peut effectivement la ressentir : la grand-mère poussa la simulation jusqu’à la mort. Le dernier jour, assistée de ses enfants, elle se délivrait de ses fermentations d’intestin. Avec simplicité, elle s’adressa à son petit-fils : « Tu vois, dit-elle, je pète comme un petit cochon. » Elle mourut une heure après.

Son petit-fils, il le sentait bien maintenant, n’avait rien compris à la chose. Il ne pouvait se délivrer de l’idée que s’était jouée devant lui la dernière et la plus monstrueuse des simulations de cette femme. Et s’il s’interrogeait sur la peine qu’il ressentait, il n’en décelait aucune. Le jour de l’enterrement seulement, à cause de l’explosion générale des larmes, il pleura, mais avec la crainte de ne pas être sincère et de mentir devant la mort. C’était par une belle journée d’hiver, traversée de rayons. Dans le bleu du ciel, on devinait le froid tout pailleté de jaune. Le cimetière dominait la ville et on pouvait voir le beau soleil transparent tomber sur la baie tremblante de lumière, comme une lèvre humide.

Tout ça ne se concilie pas ? La belle vérité. Une femme qu’on abandonne pour aller au cinéma, un vieil homme qu’on n’écoute plus, une mort qui ne rachète rien et puis, de l’autre côté, toute la lumière du monde. Qu’est-ce que ça fait, si on accepte tout ? Il s’agit de trois destins semblables et pourtant différents. La mort pour tous, mais à chacun sa mort. Après tout, le soleil nous chauffe quand même les os.

(1958)

 

Colette

 

Cicéron : De la Vieillesse, 44 av. JC

« Si vous voulez vous informer de ce qui s’est passé chez les autres peuples, vous verrez que les États ont toujours été ruinés par les jeunes gens, sauvés ou restaurés par les vieillards. « Dites-moi : comment votre république si florissante a-t-elle péri si vite? » Voilà ce que l’on demande, comme dans la fable du poète Névius. Entre autres réponses, on fait d’abord celle-ci : « Il se produisait des orateurs nouveaux, jeunes et insensés. » La témérité est en effet le caractère de la jeunesse, la prudence celui de la vieillesse. »

«  Il faut lutter contre la vieillesse, Lélius et Scipion ; il faut disputer le terrain à la décrépitude et combattre l’envahissement de ce mal, comme on combat toute autre maladie. Nous devons, nous autres vieillards, donner des soins à notre santé, faire quelques exercices modérés, manger et boire avec discrétion, réparer nos forces, mais non les étouffer. Et ce n’est pas à la santé du corps que nous devons veiller seulement, mais aussi et surtout à celle de l’esprit et de l’âme; car il en est de la vie de l’esprit comme de la flamme d’une lampe : 521 il faut l’entretenir et y verser de l’huile, autre* ment à la longue elle s’éteint L’exercice finit par appesantir le corps. mais il donne toujours plus de ressort à l’esprit. Et quand Cécilius nous parle de ces imbéciles vieillards de comédie, il faut entendre les vieillards crédules, radoteurs, dont le cerveau déloge; et certes ce ne sont pas là les défauts de la vieillesse, mais ceux des vieilles gens qui tombent dans l’inertie, la caducité, et une sorte de léthargie morale. »

« On demandait à Sophocle, que la vieillesse avait atteint déjà, s’il usait encore des plaisirs de l’amour; il fit cette belle réponse : « Que les Dieux m’en préservent ! Je m’en suis affranchi de bon cœur, comme d’un maître furieux et sauvage. » Ceux qui sont sous le joug de cette passion s’estiment sans doute fort malheureux de ne pouvoir la satisfaire; pour ceux qui ont goûté les plaisirs et en sont rassasiés, la privation est plus agréable que la jouissance : quand je dis privation , c’est absence de désir qu’il faut entendre, car on n’est point privé de ce qu’on ne désire pas. Que si, dans la fleur de l’âge, l’on goûte plus volontiers ces sortes de plaisirs, d’abord, comme je l’ai déjà dit, on prend là des jouissances qui ne sont pas très-relevées ; ensuite on boit à une coupe qui, pour être moins pleine dans la vieillesse, n’est pas, il s en faut, entièrement épuisée. Quand Ambivius Turpio est sur la scène, ceux qui sont placés au premier rang jouissent mieux de son jeu, mais ceux qui sont au dernier en jouissent encore : tout pareillement la jeunesse qui voit les voluptés de près y trouve sans doute plus d’agrément, mais la vieillesse, qui les regarde d’un peu loin, sait encore les goûter d’une manière suffisante. N’est-ce pas un grand bonheur que d’avoir en quelque sorte fait son temps au service de l’amour, de l’ambition, de la rivalité, de l’inimitié, de toutes les passions, et de pouvoir être à soi, et de vivre, comme on dit, avec soi-même? Si l’on joint à ce privilège le gout de l’étude et la science qui nourrit l’esprit, il n’est rien de plus délicieux que les loisirs du vieillard. »

«  En deux mots, il n’y a rien de plus riche et de plus magnifique au monde ; qu’une campagne bien cultivée; et, loin que la vieillesse nous empêche d’en jouir, elle nous appelle aux champs et nous en montre tout l’attrait. N’est-ce pas là que les vieillards peuvent le mieux se réchauffer aux rayons du soleil, à la flamme du foyer, ou se rafraîchir à l’ombre des grands arbres et sur le bord des eaux ? Que la jeunesse garde pour elle les armes, les chevaux, les javelots, le bâton et la paume, la nage et la course; qu’elle nous laisse de tant de jeux différents les osselets et les dés; et encore qu’elle ne se contraigne pas, cor la vieillesse peut s’en passer et être heureuse. »

« L’autorité est la couronne de la vieillesse. (…) Un vieillard, surtout quand il a passé par les honneurs, a tant d’autorité, que tous les plaisirs de la jeunesse sont peu de chose en comparaison.

XVIII. Mais souvenez-vous que la vieillesse dont je fais ici l’éloge est celle qui est préparée par les vertus de la jeunesse. C’est ainsi que j’ai pu dire autrefois, aux grands applaudissements de tous ceux qui m’entendaient, qu’un vieillard est bien misérable quand il se croit réduit à se défendre par des paroles. Ni les cheveux blancs ni les rides ne donnent tout à coup de la considération à un homme : c’est une vie entière honorablement écoulée qui peut seule recueillir sur son déclin ce doux fruit de la vénération publique. Ce sont des marques de déférence fort précieuses pour nous, quoique bien légères aux yeux du monde, que de nous saluer, de venir au-devant de nous, de nous céder la place, de se lever en notre présence, de nous accompagner, de nous reconduire, de nous consulter; tous ces respects sont rendus très-religieusement aux vieillards dans notre république, et chez tous les peuples où les mœurs sont bien réglées. »

« Mais les vieillards sont moroses, chagrins, colères, difficiles. Cherchez encore, vous trouverez qu’ils sont avares Ne voyez-vous pas que ce sont là les défauts du caractère et non de la vieillesse? Encore ces défauts peuvent-ils sinon se justifier, du moins s’expliquer. Ceux à qui on les reproche se croient méprisés, dédaignés, joués; ajoutez que, dans un corps débile, la moindre offense est pleine d’amertume. Mais la vertu et l’étude adoucissent singulièrement tou¬tes ces incommodités; l’expérience de chaque jour nous le prouve assez, et le théâtre nous en donne un exemple frappant dans ces deux frères des Adelphes. Quelle rudesse dans l’un, quelle amabilité dans l’autre! Ainsi va le monde ; il en est des caractères comme des vins, qui ne s’aigrissent pas tous en vieillissant. J’aime la sévérité dans la vieillesse, mais je la veux tempérée ; l’excès ne me plaît nulle part : pour l’aigreur, je ne la puis souffrir. Quant à l’avarice des vieillards, j’avoue que je ne la comprends pas. Y a-t-il rien de plus absurde que d’augmenter les provisions de route à mesure que l’on avance vers le terme du voyage? »

« Mais au moins le jeune homme peut-il espérer vivre longtemps encore, tandis que cet espoir n’est plus permis au vieillard. — C’est là une espérance folle; car il n’est rien de plus insensé que de tenir l’incertain pour le certain, et de prendre l’erreur pour la vérité. — Le vieillard n’a plus rien à espérer ! — C’est ce qui rend sa condition meilleure que celle du jeune homme, puisqu’il possède déjà ce que ce dernier espère. Le jeune homme désire vivre longtemps; le vieillard a longtemps vécu. »

« Chacun doit être satisfait du temps qu’il lui est donné de vivre. Un bon comédien n’a pas besoin, pour plaire, d’aller jusqu’au bout de la pièce; qu’il se montre dans un des premiers actes, et on l’applaudira : ainsi du sage, il n’est pas nécessaire qu’il demeure sur la scène jusqu’à la chute du rideau. La vie est toujours assez longue pour y pratiquer la vertu ; si elle se prolonge, il ne faut pas plus s’en désoler que les gens de la campagne ne se désolent de voir le printemps et ses fêtes céder la place à l’été, et celui-ci à l’automne. Le printemps est comme la jeunesse de la nature; il nous promet des fruits dont la récolte est réservée à d’autres saisons. Les fruits de la vieillesse, je l’ai déjà dit souvent, sont le souvenir de nos belles actions et la jouissance des biens que nous a faits notre vertu. D’ailleurs , nous devons compter parmi les biens tout ce qui est dans l’ordre de la nature : est-il rien qui soit plus dans l’ordre que de mourir quand on est vieux? Quand la mort frappe un jeune homme, il semble au contraire que ce soit en dépit de la nature. On pourrait comparer la vie qui est enlevée au jeune homme au feu que l’on étouffe sous une montagne d’eau ; tandis que le vieillard expire doucement, comme une flamme qui se consume et s’éteint sans effort. Les fruits encore verts ne se détachent de l’arbre qu’avec peine, mais ils tombent d’eux-mêmes quand ils sont mûrs : la vie est comme un fruit, il faut la violence pour l’arracher au jeune homme; mais elle quitte naturellement le vieillard. Cette maturité de la vieillesse a beaucoup de charmes pour moi ; à mesure que j’approche de la mort, il me semble que je découvre la terre après une longue navigation, et que je vais enfin toucher au port. »

«  Je vais arriver, le chemin s’avance ; je crois qu’il serait bien difficile de me faire revenir sur mes pas: qui voudrait me rajeunir comme Pélias, s’adresserait mal. Un dieu lui-même me proposerait de renaître, et s’offrirait à me remettre au  sein de ma nourrice, que je le remercierais très-résolument. Je touche au terme de la carrière, et je n’ai nullement l’envie d’être rappelé de la borne au point de départ. Qu’a donc la vie de tellement agréable? N’est-elle pas une longue école de souffrance? Admettons qu’elle ait des plaisirs; il “doit venir un jour où l’homme en sera rassasié et détaché. Je ne veux pourtant pas médire de la vie, comme Font fait tant de philosophes ; je ne me repens point d’avoir vécu, parce que je crois que je n’ai point été inutile au monde; et je quitte la vie comme on sort d’une hôtellerie et non de sa maison paternelle. La nature nous a mis sur cette terre pour y séjourner, mais non pour l’habiter toujours. »

« Voilà les convictions qui me donnent la force que vous admiriez tant, Scipion et Lélius ; grâce à elles, je ne sens pas le fardeau des années , et, bien loin que la vieillesse me soit importune, j’y trouve des agréments nombreux. Si je 544 me trompe en croyant que les âmes sont immortelles, je me trompe avec plaisir; et tant que je vivrai, je ne veux pas qu’on m’arrache une erreur qui m’est si précieuse. Après ma mort, si je ne dois plus rien sentir, comme le prétendent quelques philosophes de bas étage, je n’ai pas à craindre que l’esprit de ces philosophes, anéantis comme moi, se raille de mon erreur. Quand même nous ne serions pas immortels, ce serait toujours un bienfait pour l’homme que de s’éteindre en son temps. Tout est compte dans la nature, tout prend fin, les jours de l’homme comme tout le reste. La vieillesse est le dernier acte de la vie. Un drame qui est trop prolongé fatigue ; quittons la scène, fuyons la satiété et l’ennui. Voilà ce que j’avais à vous dire de la vieillesse. Fassent les Dieux que vous y parveniez un jour, et que votre expérience puisse justifier ce que je viens de vous en apprendre ! »