S : Tout est rentré dans l’ordre, les occupations ont pris fin, la marche néolibérale à propos [du protocole] de Bologne continue à suivre sa course elliptique ; les élites d’aujourd’hui en avant, les futures derrière, au pas cadencé. Suit la masse de ceux qui ont éternellement peur du statu quo.
a : Cela semble paranoïaque. Mais tout va bien pour nous ! En principe, nous pouvons faire ce que nous voulons. J’emmerde l’Académie ! J’emmerde toutes les morales, y compris la tienne !
l : Calme-toi. Nous devons nous tenir les coudes, nous faire confiance. C’est notre chance, notre seule chance. Tu n’y arriveras pas tout seul. Ni comme artiste,ni comme chômeur, ni comme employé de bureau…
o : Quelqu’un a des cigarettes ?
n : Non…
g : J’aimerais bien t’embrasser…Dans le patriarcat néolibéral…Déjà, des centaines d’années avant les initiatives d’excellence et la rivalité entre les universités d’élite, les écoles d’art avaient misé sur des critères d’admission sévères et des relations représentatives avec les mécènes et les forces politiques. Aujourd’hui, les écoles d’art se définissent volontiers comme des forteresses qui se défendent contre la vague de rationalisation et d’évaluation dans l’espace européen de l’enseignement supérieur et elles assument, au sein du processus de Bologne, une attitude personnelle, spécifique, justifiée par la liberté [censée régner] dans les arts. Le maintien de structures traditionnelles y joue un rôle important : l’idée de classes dirigées par un maître, l’idée de l’artiste comme génie, l’idée de sublime, la conscience d’appartenir à l’élite culturelle, et de la produire.
Cette attitude corporatiste, protectionniste vis-à-vis de l’ordre ancien, parvient, d’une part, à adoucir partiellement quelques défauts de la réforme néolibérale et, d’autre part, à les repousser pour quelque temps. Elle assure quelques privilèges accordés à l’étudiant en art une fois qu’il a réussi à faire partie du cercle sublime des écoles d’art : des droits d’inscription peu élevés quand on les compare à d’autres, des relations détendues avec les professeurs et les autres collaborateurs.
Moyennant une flexibilité vis-à-vis des exigences politiques, sociales et économiques du moment, la direction parvient à maintenir la fonction représentative de l’« Akademie der Bildenden Künste » de Munich comme lieu d’une pensée et d’une activité apparemment libérales.
Un lieu où l’idéologie néolibérale et la tutelle patriarcale s’engrènent de manière symbiotique.
L’absence de toute probabilité de réussir sur le marché de l’art, où se livrent de durs combats, le fait d’être exposé à la menace permanente de tomber dans la précarité, bref, l’angoisse de l’échec, poussent la plupart à l’individualisme et à l’autoexploitation, à s’abandonner au marché. Les belles promesses qu’on parviendra à la réussite grâce à la créativité et à l’épanouissement personnel sont contredites par l’obligation d’obéir, qui s’impose très vite. Les conséquences en sont le manque de confiance en soi, la dépression, l’envie, les boutons sur la figure.
Seule la structure autoritaire du système de classes dirigées par un maître semble ici mettre le holà. Le goût, la manière de faire, qui dit quoi, quand, sur combien de théories on peut s’appuyer et sur lesquelles, quelle conception de l’art, quel rôle joue le sexe, tout cela, c’est le professeur qui le pose. De même, les codes des règles, qui sont non dites et pourtant claires, sont imités par les étudiants, exercés, développés et affinés ; on s’entraîne à ce qui sera le moment décisif, des hiérarchies se mettent en place. Ce qui importe ici, c’est de travailler encore et encore, de se détacher de la figure toute-puissante du père en l’incarnant complètement, de se réaliser soi-même, de parvenir soi-même au statut de maître : la pulsion de la réalisation individuelle et le complexe d’Œdipe vont ici de pair.
Pour autant que cette intrication n’ait jamais été le modèle du fonctionnement des sociétés postindustrielles, avec toutes leurs conceptualisations du travail immatériel dominant le capital humain, c’est bien plutôt sa caricature que nous voyons aujourd’hui. Les écoles d’art ne sont plus ce pays de Cocagne inaccessible qu’elles se donnent volontiers comme image. Tant qu’elles ignoreront que l’art n’est pas un lieu indépendant des processus sociaux et politiques, elles resteront la machine à reproduire l’idéologie dominante qu’elles sont aujourd’hui. La liberté de l’art, pour autant que le terme ne soit pas mal employé par les discours dominants, a un potentiel d’opposition que permet le questionnement de ses propres présupposés.
Les expériences que nous avons faites dans nos actions de protestation montrent qu’une telle critique rebondit sur les murailles rigides des écoles d’art ou qu’elle est dénaturée par les réformes absurdes de la normalité institutionnelle.La question est donc…
S : Qu’est-ce qu’on fait ici, exactement ?
a : Contrairement aux groupes œdipiens qui se soumettent à l’autorité, nous nous définissons comme groupe sujet par le coefficient de transversalité qui s’oppose à toutes les totalités et à toutes les hiérarchies : nous sommes des agents de la parole, des porteurs du désir, des éléments de la création institutionnelle ; par notre pratique, nous sommes en permanence confrontés à la frontière de notre propre folie, de notre propre mort ou de notre propre défaillance.
l : Où t’as trouvé tout ça ? Il faut que je retienne cette formule.
o : C’est une belle image, mais, dans le fond, le groupe œdipien et le groupe sujet sont, à mon avis, plutôt deux sortes de groupes que deux faces de l’institution, car le groupe sujet court toujours le danger de tomber dans un piège paranoïde en voulant à tout prix se maintenir comme sujet et refuser de se soumettre.
n : Si je comprends bien, c’est la question de l’au-dehors qui se pose de nouveau : au-dehors du cycle de valorisation tourné vers une rationalité des fins, au-dehors de l’impératif de réalisation du soi. Comment peut-on faire et maintenir cela ? Comment pouvons-nous apprendre à penser, à vivre et à agir de manière fondamentalement différente ? Nous mettre nous-mêmes en grève ?
g : Je viens de penser à un poème que j’ai entendu récemment :
Chère économieOn s’en remet toujours plus à toidans l’espoirde plonger dans l’angoisse, et d’en sortirTu dis qu’il n’y a pas d’au-dehors, rien en-dehors de ton monde,qui est l’unique mondeet pourtant tu n’es pas la totalité du mondeSpace is still the place !
Nous l’avons promis, à nous et aux autres. Fondamentalement, nous avons seulement affirmé :
Tract : « L’Académie est quelque chose qu’il faut occuper. » Le moment choisi était plutôt le fait du hasard, l’appel à manifester avait été lancé ce jour-là par des étudiants d’une autre école d’art de Munich, juste comme un acte de solidarité avec les occupants de Vienne. Si cela avait lieu devant l’Académie, c’était vraisemblablement parce qu’on croit généralement que l’Académie est, en tant que telle, un lieu pour la critique, pour le mouvement, pour la liberté. Notre désir de mouvement s’est heurté à l’expérience du contraire.
Sans importance. On s’est donc rencontré, on a agité quelques discours, des drapeaux, des banderoles ; on a parlé des droits d’inscription, des amphis surpeuplés, du mal de tête, de la commercialisation du vide, des acouphènes, du stress de la réussite, de la précarisation, des profs qui sont des cons, les étudiants qui se ressemblent tous, des classes dirigées par un maître, de la dépression et de l’angoisse, de l’isolement et de l’apathie – une caricature de critique dont les formes sont coupées d’un passé qu’aucun d’entre nous n’a connu, qui se présente comme la réaction spontanée à un système qui lui-même en découle comme une caricature.
À un moment, on avait déjà la sensation que la légère nervosité qui bruissait dans l’air baissait en intensité, on s’est mis en mouvement sur l’escalier d’honneur entre deux rampes de fer, en direction du foyer, rénové et tout brillant, où toutes les fissures étaient dissimulées, puis à droite dans le couloir, entre de hauts murs blancs, 200 ans qu’ils sont là pour impressionner, de nouveau à droite, dans l’aile droite du bâtiment, et on entre dans la salle du Sénat. Un murmure çà et là, de l’agitation, on lance quelques slogans, une banderole improvisée tendue entre deux fenêtres indique que l’Académie est « occupée ».
L’agitation prenait de l’ampleur. L’Académie de Munich était maintenant occupée, comme un feu dans l’incendie qui courait à travers l’Europe et jusqu’aux États-Unis : Vienne, Graz, Linz, Salzbourg, Innsbruck, Heidelberg, Potsdam, Darmstadt, Mayence, Berlin, Francfort, Halle, Rostock, Cologne, Dortmund, Hambourg, Westminster, Bâle, Berne, Berkeley, New York, Paris, Belgrade, etc.
S : Abandonner cette idée d’un au-dehors, cela voudrait dire tout abandonner. Faire un travail sur soi, cela veut dire…
a : OK. Attends un peu, c’est un discours qu’on tient de toute éternité et, aujourd’hui encore, on relit des textes d’auteurs anciens qui essaient de travailler la question. Certes, la plupart du temps c’est plutôt de la rhétorique
l : On en est bien conscients, pourtant il faut cette analyse que fondamentalement nous entreprenons nous-mêmes en ce moment et que naturellement d’autres ont déjà entreprise avant nous, dans d’autres situations.
o : N’empêche que la spontanéité et l’intensité de l’expérience effective sont aussi importantes que l’analyse, c’est ce que nous avons bien senti à l’occasion des actions de protestation. Il n’y a que ça qui peut conduire à une modification des idées, à cet au-dehors dont on vient de parler. Et ça ne se produit pas par étapes successives, mais ça doit se produire de manière simultanée, s’entrecroiser de manière serrée. Pour ne pas dégénérer dans l’actionnisme naïf ou l’arrogance politique bureaucratique.
n : Pour le dire simplement, il s’agit de…
g : … de tisser des liens, d’explorer ensemble le monde et soi-même, de manière réciproque, de les percevoir comme des réalités qu’on peut modifier, d’agir ensemble, de mettre en place des co-constructions, pour les remettre en question, ne pas reprendre de lois venues de l’extérieur. Devenir soi-même une machine symbolique cybernétique. Le capitalisme (postindustriel), qui reproduit sans interruption, de manière quasi automatique, les présupposés de son fonctionnement, ressemble lui-même à une machine symbolique cybernétique.
Le processus de Bologne, engagé par la Fondation Bertelsmann, marque finalement l’entrée de la « logique néolibérale de merde » dans le domaine de la culture. C’est une nécessité essentielle pour le capitalisme d’occuper ce système, étant donné que c’est là qu’on peut produire, gérer et capter les connaissances. Seules les connaissances et leur monopolisation sous forme de copyright, de licences et de dépôts de marques, etc. assurent la continuation du capitalisme sous sa forme présente et insupportable. Il n’y a guère plus de facteurs matériels au fondement de la valeur marchande que du temps investi, du travail et de la matière première, mais il y a la connaissance de ces facteurs, comment on peut les produire, les mettre sur le marché – la parfaite présence.
Et pourtant les connaissances peuvent potentiellement briser ce cercle infernal. Elles sont la seule marchandise que l’on peut distribuer gratuitement et qui, dans le même temps, voit sa productivité augmenter.
L’autonomisation de l’économie et la dépossession politique de la société qui l’accompagne semblent pourtant rendre impossible cet usage des connaissances. La commercialisation des systèmes de la santé, des prestations sociales et de toutes les sphères de la vie nous a suffisamment convaincus de l’efficacité du système capitaliste. Le crash bancaire et la crise financière mondiale le manifestent encore plus brutalement. De plus, cette marche entreprise sous le signe de l’autoréalisation, qui maintenant écrase aussi les universités, permet de capter à grande échelle le capital humain des entreprises sous forme de connaissances vivantes.
C’est pourquoi il ne faut pas interpréter les actions de protestation des établissements d’enseignement supérieur comme seulement une résistance face au processus de Bologne, mais comme la résistance face à la transformation générale de la société, dans une perspective de rationalité des fins, uniquement orientée vers le profit…
S : qui pourtant ne vise pas comme fin son autoconservation mais son autodissolution. C’est une machine de guerre.
a : Oui, parfaitement.
l : Eh bien, dans ce cas, nous avons…
o : Ah ! Si seulement c’était aussi simple, je dois de nouveau penser à Œdipe…
n : Désolé, je dois partir maintenant… travailler.
g : Hé ! J’ai l’impression que nous sommes juste au bon moment pour arrêter.La beauté de l’expérience, elle ne s’inscrit pas dans l’histoire de chacun à travers de grands changements institutionnels, économiques ou politiques. La beauté : nous l’avons trouvée dans l’expérience de s’abandonner soi-même, quand ce n’aurait été que brièvement, comme des singularités dépressives, de descendre des hauteurs de l’autocontemplation narcissique, d’adopter ensemble, grâce aux autres, une nouvelle perspective, de traîner dans les couloirs et dans les crevasses des murailles, de regarder avec joie le paysage des ruines, d’avoir trouvé, tels des conjurés, un nouveau jeu, qui nous soit propre…Salong : pour commencer vraiment. Je crois que maintenant, nous avons pas mal décrit comment nous voulons nous comporter dans le monde, comment nous voulons faire de l’art, comment nous voulons nous comporter avec nous-mêmes, comment nous voulons faire école. C’est-à-dire par nous-mêmes. La végétation recouvre les ruines du soi.